Le mot parade porte en lui une ambiguïté fertile : à la fois geste de protection et d’exposition, de dissimulation et de dévoilement. Issu du verbe parer (se défendre, se préparer, se rendre visible), il évoque un mouvement de surface, une stratégie d’apparition. Ici, la parade est espace d’émancipation par la visibilité autant qu’un terrain de résistance face au regard qui saisit et fige. Ce qui se montre n’apparaît jamais sans réserve : la brillance abrite autant qu’elle révèle, la forme protège autant qu’elle s’offre. Judith Butler dirait que le paraître est déjà un acte - un geste performatif par lequel le corps s’affirme tout en se dérobant. L’apparition n’est pas transparence, mais négociation : une véritable politique du visible. La parade, c’est aussi l’évocation du mouvement - le déploiement, le défilé, l’apparition en procession. Elle est à la fois chorégraphie et structure, succession de gestes que la matière tente de retenir. Comme l’a montré Guy Debord, le spectacle n’est jamais pure illusion, mais condensation du visible : un lieu où la représentation devient résistance. Les sculptures de Paola Siri Renard s’inscrivent dans cette tension. Elles orchestrent un champ de forces entre équilibre et dérive, poids et lévitation. Rien n’est stable : tout semble sur le point de basculer, de se disperser ou de reprendre souffle, oscillation entre apparition et retrait, où la fuite devient forme de présence. La Parade trouve son origine dans l’observation des monuments équestres coloniaux. Figures de pierre ou de bronze, ils peuplent encore l’espace public, érigeant leurs chevaux en symboles d’une gloire pétrifiée. À travers eux se joue l’histoire du pouvoir comme spectacle : celle d’un corps dressé sur un autre, d’un ordre qui se montre pour mieux s’imposer. Mais ici, la hiérarchie se renverse : le cheval quitte le socle, se dédouble, se fragmente, et devient le témoin silencieux d’un monde en mutation. Les sculptures de la série Midway Kin représentent des jambes de cheval sculptées à taille réelle, là où se confondent statures humaine et animale. Fragments de puissance motrice, elles incarnent le déplacement, le passage, la promesse d’un mouvement sans cavalier, libéré du contrôle. Le corps disparu laisse place à une constellation de formes hybrides, anonymes, post-identitaires : un cortège silencieux qui réinvente la parade, non plus démonstration de force, mais procession de survivances. Chaque jambe se déploie sur deux faces. L’une, anatomique, expose chair disproportionnée dans une veine héritée des représentations héroïques du corps fasciste. L’autre, ornementée, fusionne motif et matière, s’inspirant de l’Art nouveau, ces lignes, comme l’a montré Deborah Silverman, nées de gestes coloniaux de domination et de mesure. Entre muscle et décor se joue une tension : parade du pouvoir face à celle du vivant, mise en scène du contrôle contre ruse du mouvement. Le geste de disséquer, de trancher, devient acte symbolique. Il fait naître des doubles, des symétries instables, des identités spéculatives. Les sculptures semblent animées d’un mimétisme ambigu - ni tout à fait organiques, ni mécaniques, mais traversées d’un souffle d’entre-deux. Dans ces formes se loge une autre parade : celle du camouflage, du masque, de la métamorphose. Comme dans les carnavals, la parade devient théâtre de subversion, où les hiérarchies vacillent et les corps s’affranchissent de leurs contours.
Les structures en inox qui soutiennent ces fragments rappellent à la fois les systèmes d’accroche des abattoirs et la mécanique de la fermeture éclair. Elles forment une scénographie mobile, un appareillage à la fois visible et occulte. Entre apparat et appareil, la parade se révèle double : espace où le faste du visible dialogue avec la mécanique invisible du pouvoir. Les sculptures Carrier (f) et Carrier (d) rejouent ce paradoxe. Inspirées du fermoir papillon, elles agrandissent à l’échelle d’une tête un accessoire conçu pour rester caché - l’attache, le mécanisme invisible du bijou. Ce détail fonctionnel devient visage monumental, renversant la hiérarchie entre ornement et structure, entre ce qui retient et ce qui s’expose. Dans le contexte post-abolition des Antilles par exemple, le perçage de l’oreille évoque la reconquête du corps, le droit à l’ornementation - à une visibilité choisie. Le fermoir devient alors symbole double : instrument de maintien et d’émancipation, de fixation et de fuite. Ce qui retient permet la tenue ; ce qui se cache rend possible l’apparition. La surface polie agit comme un piège à regard : tout y glisse, rien ne s’y fixe. L’espace, les corps, la lumière s’y projettent et s’y effacent. Comme l’écrivait Édouard Glissant, le miroir n’est jamais total - il déçoit, car il renvoie toujours autre chose que soi. La brillance devient ici membrane relationnelle, peau du monde. Le poli n’est pas ostentation, mais trouble : parade qui refuse la capture, surface qui ne livre jamais la totalité de l’image. Les oeuvres Iconic Domain (s) et Iconic Domain (e) prolongent cette réflexion dans le champ du design. Leur point de départ est la paumelle, cet élément de liaison qui retient et permet le mouvement d’une porte. Elles évoquent à la fois les meubles d’apparat de l’entre-deux-guerres, les maquettes architecturales et les dispositifs bureaucratiques de classification. Ici, le mobilier devient façade, aux formes géométriques qui rejouent les proportions caractéristiques du style Art déco, tandis que le système administratif devient décor. Le bois vernis disséqué et recomposé par le métal mat s’unissent dans une tension entre intimité et exposition, entre archive et spectacle. Entre les deux espaces, la continuité se brise, mais la mémoire du passage demeure : un lieu se souvient de l’autre. La rotation des structures suggère à la fois la colonne vertébrale et la turbine industrielle, tandis que les demi-jambes de bronze prolongent l’élan - fragments d’un corps en marche, en bascule, en parade. Ces sculptures sont des architectures du regard : elles dévoilent la mécanique du paraître, les conditions mêmes de la visibilité. Comme une parade debordienne, elles condensent le spectacle tout en le fissurant : ce qu’elles donnent à voir, c’est la structure qui rend possible le voir. L’ensemble évoque un état transitoire : architecture qui se décompose, mobilier qui s’écarte, corps qui s’étirent hors de ses limites. Les œuvres engagent le spectateur dans un parcours où se déploient jeux d’échelles, du monumental au minuscule, brouillant les repères vers un espace abstrait et indéterminé. Cette gradation du visible au caché s’accompagne toujours d’une moitié manquante : fermeture éclair sans double, fermoir sans bijou, paumelle sans porte - instaurant un lien spéculatif entre les fragments et révélant la parenté qui les unit. Un théâtre silencieux où le mouvement se fait mémoire, où la structure, loin de figer, retient juste assez pour laisser passer.
Sorana Munsya

© Photo : Salim Santa Lucia

© Photo : Salim Santa Lucia

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© Photo : Salim Santa Lucia

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